Panama: le pape François aux religieux
Depuis le Panama, la messe présidée par François en présence de prêtres, de personnes consacrées et de mouvements de laïcs dans la cathédrale Basilique Santa María La Antigua.
Tout d’abord, je veux me féliciter avec Monseigneur l’Archevêque, que pour la première fois, après presque sept ans, il a pu rencontrer son épouse, cette église, veuve provisoire pendant tout ce temps. Et me féliciter avec la veuve, qui aujourd’hui cesse d’être veuve, en rencontrant son époux. Je veux aussi remercier tous ceux qui ont rendu cela possible, les autorités et tout le peuple de Dieu, pour tout ce qu’ils ont fait pour que Monseigneur l’Archevêque puisse se retrouver avec son peuple, non pas dans une maison prêtée, mais dans sa maison. Merci !
Dans le programme était prévu que cette cérémonie, en raison du temps limité, ait deux significations : la consécration de l’autel et la rencontre avec les prêtres, les religieuses, les religieux et les laïcs consacrés. Aussi, ce que je dirai sera un peu dans cette ligne, en pensant aux prêtres, aux religieuses, aux religieux et aux laïcs consacrés, surtout à ceux qui travaillent dans cette Eglise particulière.
« Là se trouvait le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la route, s’était donc assis près de la source. C’était la sixième heure, environ midi.Arrive une femme de Samarie, qui venait puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. » » (Jn 4,6-7).
L’évangile que nous avons écouté n’hésite pas à nous présenter Jésus fatigué de marcher. A midi, quand le soleil se fait sentir avec toute sa force et sa puissance, nous le trouvons près du puits. Il avait besoin d’apaiser et d’étancher sa soif, de vivre une étape, de récupérer des forces pour pouvoir continuer sa mission.
Les disciples ont vécu au premier plan ce que signifiaient le don et la disponibilité du Seigneur pour porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, panser les cœurs blessés, proclamer la libération des captifs et la liberté des prisonniers, consoler ceux qui étaient en deuil, proclamer l’année de grâce à tous (cf. Is 61,1-3). Ce sont toutes les situations qui te prennent la vie, te prennent l’énergie ; et ils « ne se sont pas ménagés » pour nous offrir tant de moments importants dans la vie du Maître, où notre humanité peut aussi trouver une parole de Vie.
Fatigué par la route
Il est relativement facile pour notre imagination, compulsivement productive, de contempler et d’entrer en communion avec l’activité du Seigneur, mais nous ne savons pas toujours, ou nous ne pouvons pas toujours contempler et accompagner les « fatigues du Seigneur », comme si elles n’étaient pas l’affaire de Dieu. Le Seigneur s’est fatigué et dans cette fatigue trouvent place tant de fatigues de nos populations et de notre peuple, de nos communautés et de tous ceux qui sont épuisés et accablés (cf. Mt 11,28).
Les causes et les motifs qui peuvent provoquer la fatigue du chemin en nous prêtres, personnes consacrées, membres des mouvements laïcs, sont multiples : depuis les longues heures de travail qui laissent peu de temps pour manger, se reposer, prier et être en famille, jusqu’aux conditions « nocives » de travail et d’affectivité qui conduisent à l’épuisement et brisent le cœur ; depuis le simple et quotidien don de soi jusqu’au poids routinier de celui qui ne trouve plus le goût, la reconnaissance ou la subsistance nécessaire pour faire face au jour le jour ; depuis les habituelles et prévisibles situations compliquées jusqu’aux stressantes et angoissantes heures de pression. Toute une gamme de poids à supporter.
Il serait impossible de vouloir couvrir toutes les situations qui brisent la vie des personnes consacrées, mais nous ressentons dans toutes ces situations la nécessité urgente de trouver un puits qui puisse soulager et étancher la soif et la fatigue du chemin. Toutes réclament, comme un cri silencieux, un puits d’où repartir à nouveau.
A ce sujet, depuis quelque temps, semble s’être souvent installée dans nos communautés une subtile espèce de fatigue, qui n’a rien à voir avec la fatigue du Seigneur. Et ici nous devons faire attention. Il s’agit d’une tentation que nous pourrions appeler la lassitude de l’espérance. Cette lassitude qui surgit quand – comme dans l’Evangile – le soleil tombe comme du plomb et rend les heures ennuyeuses, et qui le fait avec une intensité telle qu’elle ne permet pas d’avancer ni de regarder en avant. Comme si tout devenait confus. Je ne me réfère pas ici à la « certaine peine du cœur » (S. Jean-Paul II, Lett. enc. Redemptoris Mater, n. 17; cf. Exhort. ap. Evangelii gaudium, n.287) de ceux qui « sont brisés » par le don, à la fin de la journée, et qui parviennent à exprimer un sourire serein et reconnaissant; mais à cette autre fatigue, celle qui naît face à l’avenir quand la réalité « gifle » et met en doute les forces, les moyens et la possibilité de la mission en ce monde tellement changeant et qui interroge.
C’est une lassitude paralysante. Elle naît du fait de regarder en avant et de ne pas savoir comment réagir face à l’intensité et à la perplexité des changements que, comme société, nous traversons. Ces changements semblent non seulement interroger nos formes d’expression et d’engagement, nos habitudes et nos attitudes face à la réalité, mais ils mettent en question, dans de nombreux cas, la possibilité même de la vie religieuse dans le monde d’aujourd’hui. Et même la rapidité de ces changements peut conduire à paralyser toute option et toute opinion et, ce qui a été significatif et important en d’autres temps semble maintenant ne plus avoir lieu d’être.
Sœurs et frères, la lassitude de l’espérance naît du constat d’une Eglise blessée par son péché et qui si souvent n’a pas su écouter tant de cris dans lesquels se cachait le cri du Maître : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27,46).
Et ainsi nous pouvons nous habituer à vivre avec une espérance fatiguée face à l’avenir incertain et inconnu, et cela laisse de la place pour que s’installe un pragmatisme gris dans le cœur de nos communautés. Tout semble apparemment avancer normalement, mais en réalité la foi s’épuise, se ruine. Communautés et prêtres déçus par la réalité que nous ne comprenons pas ou dont nous croyons qu’elle n’a plus de place pour notre proposition, nous pouvons donner le « droit de cité » à l’une des pires hérésies possibles de notre époque : penser que le Seigneur et nos communautés n’ont plus rien à dire et à apporter à ce monde nouveau qui est en gestation (cf. Exhort. Ap. Evangelii gaudium, n.83). Et puis il arrive que ce qui un jour a surgi pour être le sel et la lumière du monde finisse par offrir sa pire version.
Donne-moi à boire
Les fatigues du chemin arrivent et se font sentir. Que cela plaise ou non, elles sont, et c’est bon d’avoir le même courage que celui qu’a eu le Maître pour dire : « donne-moi à boire ». Comme cela est arrivé à la Samaritaine et peut nous arriver, à chacun de nous, nous ne voulons pas apaiser la soif avec une eau quelconque mais avec « la source d’eau jaillissant pour la vie éternelle » (Jn 4,14). Nous savons, comme le savait bien la Samaritaine qui portait depuis des années des cruches vides d’amours ratés, que n’importe quelle parole ne peut pas aider à récupérer les forces et la prophétie dans la mission. Aucune nouveauté, aussi séduisante qu’elle puisse paraître, ne peut apaiser la soif. Nous savons, comme elle le savait bien, que le savoir religieux, la justification d’options déterminées et de traditions passées ou de nouveautés présentes, ne nous rendent pas non plus toujours féconds, ni ne font de nous de passionnés « adorateurs en esprit et en vérité » (Jn 4,23).
« Donne-moi à boire », c’est ce que demande le Seigneur et ce qu’il nous demande de dire. En le disant, nous ouvrons la porte à notre espérance fatiguée pour revenir sans peur au puits fondateur du premier amour, quand Jésus est passé sur notre chemin, il nous a regardés avec miséricorde, il nous a choisis et nous a demandé de le suivre ; en le disant, nous retrouvons la mémoire de ce moment où son regard a croisé le nôtre, ce moment où il nous a fait sentir qu’il nous aimait, qu’il m’aimait, et non seulement de manière personnelle, également comme communauté (cf. Homélie de la Vigile pascale, 19 avril 2014). Pouvoir dire « donne-moi à boire » signifie revenir sur nos pas et, dans la fidélité créative, écouter comment l’Esprit n’a pas engendré une œuvre ponctuelle, un plan pastoral ou une structure à organiser mais comment, par le moyen de tant de « saints de la porte d’à côté » – parmi ceux-là nous trouvons des pères et des mères fondateurs d’instituts séculiers, des évêques, des curés qui ont su donner des bases solides à leurs communautés –, à travers ces saints de la porte d’à côté il a donné vie et oxygène à un contexte historique déterminé qui semblait étouffer et écraser toute espérance et toute dignité.
« Donne-moi à boire » signifie encourager à laisser purifier et sauver la part la plus authentique de nos charismes fondateurs – qui ne se réduisent pas seulement à la vie religieuse mais qui concernent toute l’Église – et voir comment ils peuvent être exprimés aujourd’hui. Il s’agit non seulement de regarder le passé avec reconnaissance mais aussi de rechercher les racines de son inspiration et de les laisser résonner à nouveau, avec force parmi nous (cf. Pape François – Fernando Prado, La force de la vocation, p. 43).
« Donne-moi à boire » signifie reconnaître que nous avons besoin que l’Esprit nous transforme en femmes et en hommes qui se souviennent d’une rencontre et d’un passage, le passage salvifique de Dieu. Et confiants que, comme il l’a fait hier, ainsi il continuera de le faire demain : « aller à la racine nous aide, sans aucun doute, à bien vivre le présent, et à le vivre sans avoir peur. Il faut vivre sans peur, en répondant à la vie avec la passion d’être engagés dans l’Histoire, impliqués. C’est une passion amoureuse, […] » (cf. Ibid., p. 45).
L’espérance fatiguée sera guérie et jouira de cette « certaine peine du cœur », à partir du moment où l’on n’a pas peur de revenir au premier amour et de réussir à trouver, dans les périphéries et les défis qui aujourd’hui se présentent à nous, le même chant, le même regard qui ont suscité le chant et le regard de nos ainés. Ainsi nous éviterons le risque de partir de nous-mêmes et nous abandonnerons l’épuisant auto-apitoiement pour trouver le regard avec lequel le Christ aujourd’hui continue de nous chercher, continue de nous regarder, continue de nous appeler et de nous inviter à la mission, comme il l’a fait en cette première rencontre, la rencontre du premier amour.
* * *
Et cela ne me semble pas être un évènement mineur que la réouverture des portes de cette Cathédrale après une longue période de rénovation. Elle a connu le passage des années, comme témoin fidèle de l’histoire de ce peuple, et avec l’aide et le travail de beaucoup, elle a voulu offrir à nouveau sa beauté. Plus qu’une restauration classique, qui souvent essaie de revenir au passé original, on a cherché à rendre la beauté des années, en étant ouvert à l’accueil de toute la nouveauté que le présent pouvait lui offrir. Une Cathédrale espagnole, indienne et afro-américaine devient ainsi une Cathédrale panaméenne, de ceux qui hier mais également de ceux qui aujourd’hui ont rendu possible ce fait. Elle n’appartient plus seulement au passé, mais elle est la beauté du présent.
Et aujourd’hui de nouveau c’est un tournant qui conduit à renouveler et à alimenter l’espérance, à découvrir comment la beauté d’hier devient un fondement pour construire la beauté de demain.
Ainsi agit le Seigneur. Pas de lassitude de l’espérance ; oui à la fatigue particulière du cœur de celui qui poursuit chaque jour ce qui lui a été confié dans le regard du premier amour.
Frères et sœurs, ne nous laissons pas voler l’espérance dont nous avons hérité, la beauté que nous avons héritée de nos pères ! Qu’elles soient la racine vivante, la racine féconde qui nous aide à continuer à rendre belle et prophétique l’histoire du salut sur ces terres.